Je n’ai pas souvenir d’avoir été bien dans l’existence. Enfant, je me questionnais déjà sur tout et rien. Les gens heureux ne me semblaient pas lucides. À quoi rimait leur comédie? D’où venaient donc toutes les injustices qui nous entourent? Pourquoi les supportait-on? Quel sens donné à un monde qui court à sa perte et où les forts mangeaient et continueraient de manger les faibles?

Encore aujourd’hui, si on me demandait de résumer en trois mots où j’en suis avec l’humanité, je proposerais : « Toujours plus bas. »

Trouver un travail n’a pas été facile. J’avais beau vieillir, je ne savais toujours pas à quoi ça servait d’être moi. Par contre, j’ai su dès le départ que faire du cash pour faire du cash était exclu. Je n’ai jamais été attiré par la grosse maison, les voyages dans le Sud, le chalet dans le Nord. Quant à chercher un emploi offrant un statut social enviable, ça m’apparaissait, au mieux, absurde. Mais j’aspirais tout de même à un minimum de confort. Et à de l’alcool en quantité. Ça me prenait donc un revenu.

J’ai procédé par élimination. Refus catégorique de tout travail exigeant un uniforme ; jamais pour une banque ou une multinationale ; pas de vente de quoi que ce soit à qui que ce soit ; aucun position d’autorité. Le plus important : rien qui demande de l’effort. D’échec en échec, j’ai fini par devenir intervenant communautaire. C’est ce que j’ai trouvé de moins pire. Il est vrai que les salaires ne sont pas élevés, les emplois, précaires, mais au moins tu n’enrichis personne et tu ne t’enrichis pas sur le dos des autres. En plus, il y a plein de semaines de vacances.

De contrat en contrat, j’ai fini par faire un peu de tout : des repas dans les écoles des quartiers défavorisés, des ateliers d’alphabétisation populaire, du travail de rue, de l’organisation communautaire, de la défense de droits, des projets d’agriculture urbaine. Contre toute attente, ça m’a plu. C’était riche, stimulant, intéressant. Je croisais régulièrement des êtres étranges et sympathiques, errant dans ce monde gangrené par le nombrilisme, qui se battaient pour quelque chose de plus grand qu’eux. À rebours de l’époque, ils défendaient sans sarcasme ni cynisme des idées folkloriques : la justice sociale, l’égalité, la solidarité. Des trucs qui dataient d’avant le monde des écrans, du temps des journaux en papier et des téléphones à cadran. Je savais qu’ils déliraient, que les seules valeurs qui avaient encore la cote étaient marchandes, mais je trouvais qu’il y avait, dans leur combat perdu d’avance, quelque chose d’irrésistible. Je me suis donc joint à eux. C’était drôle, j’étais du bon côté des choses et en plus j’étais payé!

On passait notre temps à défendre ceux qu’on appelait les opprimés ou les exclus. On dénonçait les grosses institutions inhumaines, on manifestait contre les coupures gouvernementales, on revendiquait un meilleur partage de la richesse, puis on finissait nos journées autour de pichets de bière en riant et en refaisant le monde entre deux tounes de Renaud ou de Jean Leloup. Même si la plupart d’entre nous étions conscients qu’on ne serait jamais assez nombreux pour changer les choses, qu’on ne faisait que se battre contre des moulins à vent, on arrivait quand même à ressentir du plaisir. Plaisir de se tenir debout, de résister au système. C’était quand mieux que de faire partie des moutons, ou pire, de ceux qui les tondent. Bref, j’avais l’impression d’avoir trouvé mon clan.

J’ai adoré cette époque de ma vie. Je me suis senti vivant. J’ai même, par intervalle, été heureux quelques jours d’affilée. C’est dire!

Le temps a passé.

Un matin, quand mes premiers cheveux blancs sont apparus, une question m’a traversé l’esprit : « À quoi tout cela avait-il servi? »

Quand on avait aidé une personne en difficulté, il y en avait eu trois autres qui étaient arrivées dans des états encore pires. On avait réglé un problème, soit. Mais comment? En le déplaçant vers une autre habitation, un autre quartier ou une autre ville. On avait fait des gains en criant? On avait obtenu la part de celles et ceux dont la voix était moins forte que la nôtre. On avait sauvegardé des acquis ou forcé l’adoption de nouvelles mesures sociales? Pendant qu’on célébrait nos maigres victoires, les riches devenaient encore plus riches et les pauvres devenaient encore plus pauvres.

Et, détail non négligeable, la terre se mourait.

J’ai réalisé alors que nos actions, loin d’avoir affaibli les méchants, les avaient rendus encore plus forts. On n’avait pas lutté contre le système, on avait travaillé pour lui à notre insu. Et à rabais. Tout ce qu’on avait fait, dans le fond, ça avait servi à quoi? À rendre tolérable un peu plus longtemps l’intolérable. À offrir un visage humain à ce qui n’en avait plus. On croyait qu’on avait été l’ennemi de la machine, en réalité on était sa caution morale. Grâce à nous, les pouvoirs pouvaient fanfaronner : « Voyez comme elle est bonne et juste notre belle société parfaite. On laisse même des gens se battre pour les exclus. Certes, on les trouve un peu déplaisants, mais on est tellement bon que non seulement on les laisse faire, mais en plus on les reconnaît ET on les finance. C’est pas beau ça? Ce n’est pas une preuve de plus qu’on vit dans le meilleur des mondes? »

On se l’était joué résistants progressistes, mais dans le fond, qu’est-ce qu’on était? Des complices et des bouffons. J’ai eu besoin, pour encaisser le choc et le mélange de honte, de colère et de désespoir qui venait avec, de quelques bouteilles…

J’ai commencé à mal dormir, à avoir mal partout. À n’avoir que le goût de rien.

Un médecin m’a dit que je faisais un burn-out : j’avais besoin de pilules, de repos. Comme mes assurances collectives ne couvraient pas les crises existentielles, j’ai accepté son diagnostic sans broncher.

Pendant quelques mois, j’ai fait plusieurs plongées en apnée dans mes abîmes. C’était froid et c’était sombre.

J’ai fini par refaire surface en m’accrochant à deux idées très, très fragiles. La première : il n’y a rien qui dure (pour le meilleur et pour le pire). La deuxième, qui découle de la première : l’avenir est imprévisible.

En conséquence, ce monde, qui écrase et détruit tout ce qu’il touche, devra, lui aussi, un jour, disparaître. Du coup il y avait une chance, infime certes mais non-nulle, même si presque tous les indicateurs crédibles pointent vers la même direction, c’est-à-dire que nous vivons les derniers moments de la longue déchéance de l’humanité, pour qu’un jour un monde moins fou advienne. C’était peu comme espoir, j’en conviens, mais ç’a été suffisant pour que je sorte de mon trou noir et retourne dans l’univers parallèle de l’implication et de l’engagement social. J’ai recommencé à faire ce que je faisais. Aider, mobiliser, dénoncer. Je riais moins qu’avant, ça se voyait. J’étais souvent triste et je manquais d’entrain.

Le temps a passé. Contre toute attente, comme quoi l’avenir est réellement imprévisible, j’ai retrouvé un peu de plaisir. Même si j’arrive rarement à détourner mon regard de ce qui me rappelle que tout est absurde et que tout s’écroule, je réalise que j’ai quand même la chance de côtoyer des gens extraordinaires. Des personnes généreuses, dévouées, qui font du bien autour d’elles. Des personnes, j’ose le dire, que j’aime et qui m’aiment. Être entouré de gens qu’on apprécie, être apprécié, avoir mal au dos mais être encore debout, savoir se remettre en question, s’améliorer, contribuer un peu, juste un peu, à améliorer la vie de quelques personnes, c’est déjà ça de pris, non? En tout cas c’est ainsi que je suis parvenu à établir une certaine cohérence, fragile mais précieuse, entre ce que je pense et ce que je fais.

Il y a même maintenant des jours où je ris.

Il y a même des jours où je me sens bien.

Ce n’est pas rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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